Milan Kieffer, designer en innovation à la Croix-Rouge française, explique comment le design peut stimuler l’innovation humanitaire. Lors de l’exposition “Design d’urgence” organisée dans le cadre de la Paris Design Week, les étudiants de l’ENSCI – Les Ateliers ont exploré comment les méthodes créatives peuvent répondre aux situations de crise. Des abris aux solutions d’accès à l’eau, cette initiative montre comment le design peut transformer des idées en actions concrètes. Pour Milan, les designers et les humanitaires partent du même point : les besoins réels des personnes.

Pour commencer, pourriez-vous nous parler un peu de l’événement organisé dans le cadre de la Paris Design Week et nous expliquer pourquoi la Croix-Rouge française a décidé d’y participer cette année ?
La Paris Design Week a lieu tous les ans pour mettre en avant le métier du design et de la création des designers. Cette année, le thème était le design utile. Face à cette thématique, nous avons collaboré avec l’école de design ENSCI pour présenter l’exposition “Design d’urgence : le design en situation de crise, anticiper, protéger, reconstruire”. Pendant quatre mois, les étudiants ont développé des concepts innovants pour les contextes de crise humanitaire. Au cours de l’exposition, qui a accueilli environ 300 visiteurs en trois jours, 26 de ces projets ont été présentés. Le robinet Jerrycan Bassine fait partie de l’une de ces idées et est déjà en cours d’expérimentation sur le terrain, en partenariat avec la Kenya Red Cross Society et son laboratoire d’innovation (I.O.Me). Trois autres concepts pourraient bientôt passer à la phase de prototypage. Pour la Croix-Rouge française et son département de l’innovation, c’était un moyen de mettre en lumière la manière dont le design peut être mobilisé dans des contextes humanitaires.
Selon vous, en quoi consiste réellement le design, surtout lorsqu’il est question d’action humanitaire ?
Pour moi, l’expression “design utile” est un peu un pléonasme car le design est toujours utile. Trop souvent, les gens considèrent le design comme quelque chose de purement décoratif ou esthétique. Mais en réalité, le design est une démarche de conception. C’est un processus, une façon de créer des solutions qui répondent à des besoins réels.
Et ça ne se limite pas aux objets. On peut concevoir des services, des systèmes, voire des politiques. Si je prends l’exemple d’un service gratuit de vélos en libre-service : chaque élément (les vélos, les stations, l’application, l’abonnement) doit être conçu comme un écosystème cohérent.
Dans le domaine humanitaire, c’est là que le design révèle toute sa valeur. Il peut devenir un vrai levier d’innovation sociale, en contribuant à créer des outils, des services et des programmes qui ont du sens pour les personnes qui vont les utiliser.
Comment passe-t-on du design à la prise en charge concrète des enjeux humanitaires sur le terrain ?
Ce que je trouve vraiment intéressant, c’est que les designers et les humanitaires réfléchissent de manière très similaire, mais qu’ils abordent les solutions différemment. Les deux sont centrés sur les besoins des personnes : les designers parlent d’une approche centrée utilisateur, les humanitaires d’une approche fondée sur les besoins. En pratique, cela revient à faire preuve d’humilité, de sobriété et d’adaptabilité.
Les designers sont formés à imaginer de nombreuses solutions possibles et à explorer un problème à différents niveaux. Les humanitaires, eux, ont l’habitude d’être flexibles et de travailler avec les ressources disponibles, ici et maintenant, surtout en situation de crise. Lorsque l’on combine les deux, on obtient une approche complémentaire : le design ouvre de multiples possibilités, et le travail humanitaire les adapte aux urgences du terrain.
Comme l’a dit un étudiant : “Le moment pivot pour moi, c’est quand j’ai compris qu’on n’était pas là pour concevoir un objet “prêt à l’emploi” mais plutôt des outils, des manuels, pour aider les populations à elles-mêmes reconstruire.” La question que nous devons nous poser, en tant que designers, est la suivante : quel est le strict minimum que nous pouvons fournir sur place pour que les communautés puissent prendre en main la reconstruction ?
Les étudiants ont déjà franchi cette première étape, celle de transformer une idée en quelque chose de concret répondant à un besoin réel. La prochaine consiste à confronter cette idée aux réalités du terrain. Par exemple, en juillet dernier, la Croix-Rouge française a collaboré avec la Kenya Red Cross Society et leur Fablab de Mombasa, équipé de capacités d’impression 3D. Ensemble, ils ont commencé à tester l’un des projets étudiants : le robinet Jerrycan Bassine, conçu par Louise-Eugénie Pottier. Ce bec imprimé en 3D peut être échangé pour contrôler le débit de l’eau, ce qui permet de réduire le gaspillage et d’améliorer l’usage quotidien pour les familles.
Louise-Eugénie Pottier : “En adoptant une démarche de sobriété visant à optimiser le matériel envoyé par la Croix-Rouge, j’ai conçu un robinet en kit muni de différents embouts permettant de réduire et d’adapter le débit d’eau distribué par les jerrycans en fonction des différents usages quotidiens primaires des populations en situation de stress hydrique.”
Vous êtes personnellement allé à Mombasa, au Kenya, pour tester ce prototype avec la Kenya Red Cross Society. Comment s’est passée cette collaboration ? Quel a été votre moment “Aha” ?
En travaillant directement avec les ingénieurs du FabLab, on s’est rapidement rendu compte que la première version du prototype ne s’adaptait pas à tous les types de récipients. On a conçu une nouvelle version ensemble : au lieu d’un système à vis, qui pouvait être compliqué, on a développé une forme en cône avec de petits clips. De cette manière, le robinet peut s’adapter à différents contenants sans avoir besoin de colle ni de vis.
J’ai passé deux jours avec l’équipe à Mombasa, ce qui nous a permis non seulement d’améliorer le prototype, mais aussi de créer un lien plus fort avec les personnes qui continueront à le développer.
Pour revenir à la collaboration avec l’école de design, y a-t-il eu un projet étudiant présenté lors de l’exposition qui a particulièrement retenu votre attention ?
Zacharie Begouen Gaste, l’un des étudiants, a réussi à entrer en contact avec un Palestinien à Gaza via Snapchat afin de comprendre la vie quotidienne sur place. On lui a expliqué que préparer les repas était un vrai défi, car de nombreuses cuisines avaient été détruites et les gens devaient se débrouiller avec des feux de bois. À partir de cet échange, il a conçu une cuisine modulaire pouvant être livrée à plat et assemblée sans outils. J’ai trouvé frappant de voir comment un étudiant pouvait établir une connexion aussi directe dans l’un des contextes les plus critiques d’aujourd’hui, et en tirer une proposition de design aussi concrète.
Zacharie Begouen Gaste: “En faisant un travail d’analyse de vidéos des réseaux sociaux tournés dans des camps de réfugiés et en contactant des Palestiniens en situation de précarité extrême, j’ai réalisé un concept de “cuisinière améliorée” répondant à des problématiques : d’économies de ressources, de qualité de cuisson, de transportabilité, de chauff age dans les abris, de sécurité et de collectivisation du feu.”